X
Scène de la vallée du Trappeur perdu
Le soleil n’était pas encore levé ; cependant à travers les brumes molles et diaphanes du matin, l’Orient se teignait de bandes blanchâtres.
Pathaway s’éveilla. Ses yeux cherchèrent Nick Whiffles dans l’ombre qui drapait encore l’intérieur de la hutte ; mais la place du trappeur était vide.
Le chasseur noir répara rapidement le désordre de sa toilette et sortit.
Il trouva Nick Whiffles qui fumait gravement sa pipe à l’entrée de la cabane.
– Une belle matinée qui s’annonce, fit le chasseur noir.
– Hum ! le couchant est diantrement chargé, oui bien, je le jure, votre serviteur !
Sébastien fit quelques pas pour s’éloigner.
– Enfin, nous pourrons visiter cette fameuse vallée du Trappeur perdu, dit le chasseur noir.
– La vallée du Trappeur perdu ! cria derrière eux une voix émue.
Les deux hommes se retournèrent simultanément.
C’était Sébastien Delaunay.
Pauvre enfant, il tremblait comme la feuille de bouleau agitée par les autans.
– Oh ! n’y allez pas, père Nicolas, je vous en prie, je vous en supplie, n’y allez pas !
– C’est une mission dont nous charge la Providence, mon Sébastien chéri, répliqua le trappeur. Songe à Portneuf et à sa fille – à sa fille, tu sais ?
– J’y ai songé, répliqua l’adolescent en baissant les yeux. Mais cette vallée du Trappeur perdu, elle est si terrible... ô mon Dieu ! Vous n’y arriverez jamais... non, jamais, père Nicolas.
– Il y a du pour et du contre, dit Nick, car le hasard vient souvent au secours des gens même à la dernière extrémité. S’il nous fallait désespérer et céder quand une maudite petite difficulté se présente, eh ! il n’y aurait rien à faire en ce bas monde, ô Dieu, non ! Je me souviens qu’un jour je rencontrai un gars presque désespéré, mais cependant, suivant mon avis, il eut le courage d’attendre, et il a fait une chose qui réjouira toujours son cœur et qui lui donnera du bien-être – une longue vie de bien-être.
L’enfant, saisit tendrement la main du trappeur et la pressa dans les siennes en répliquant :
– Oh ! Nicolas, vous êtes poussé par un esprit bon et généreux, je le sais. Que ne puis-je vous suivre et partager vos périls !
Ensuite, à Pathaway, que cette scène impressionnait singulièrement :
– Excusez-moi, monsieur. Je suis obligé de prendre soin du père Nicolas qui expose sa vie à chaque instant.
– Nous serons deux, répondit distraitement le chasseur noir. D’ailleurs, j’apprends qu’une femme est mêlée à cette affaire, et il est du devoir de tout homme de cœur de secourir les faibles créatures.
Sébastien eut une imperceptible agitation.
– Et puis, continua le premier, Nick a en horreur les scélérats qui hantent la vallée du Trappeur perdu, et moi j’estime qu’il est de notre devoir d’en délivrer le pays.
– Oui, c’est nécessaire, se hâta d’ajouter Whiffles ; ces gens-là, vois-tu, petiot, ils finiraient par nous assassiner sous notre tente, si on les laissait faire.
– Je comprends, fit Sébastien d’un air triste. Mais vous me laisserez les chiens, père Nicolas.
– Comme de raison ; et je ne serai pas longtemps, je te l’assure. Tu prendras bien soin du blessé, n’est-ce pas ? La vallée du Trappeur n’est pas loin, et l’un ou l’autre de nous sera de retour avant la nuit.
– Au revoir donc ! dit l’enfant, en essuyant une larme qui perlait à sa paupière.
– Au revoir !
Les deux aventuriers s’éloignèrent.
Deux ou trois fois Nick tourna la tête pour embrasser encore par la pensée Sébastien qui les suivait du regard ; puis le naturel du trappeur reprit le dessus.
Il marcha vite, ferme et presque gaiement, non qu’il fût bien sûr de réussir dans son entreprise, mais il désirait et espérait éclaircir le mystère de la vallée du Trappeur.
Ils arrivèrent sans encombres à la porte du Diable.
Nick franchit le portique, accompagné de Pathaway, qui fut frappé du spectacle colossal que la nature étalait là, sous ses yeux. Les aiguilles basaltiques et le passage en forme de tunnel l’émerveillèrent surtout.
Le chasseur noir éprouva quelque émotion en s’engageant dans ce sombre passage. Néanmoins, son allure ne changea point. Son compagnon et lui continuèrent intrépidement leur route, jusqu’à la source d’eau chaude que Nick nomma la Chaudière du diable.
Procédant toujours, à travers des entassements de rochers, et d’épouvantables précipices, ils gagnèrent ce cours d’eau peu profond dont avait parlé le Shoshoné. Après l’avoir traversé sur des cailloux, Nick et Pathaway se trouvèrent devant un bois d’une étendue considérable. Étroite à ce point, la vallée s’élargissait un peu plus haut, à gauche.
Nick s’arrêta tout à coup, et Pathaway aperçut un ours gris qui se pavanait majestueusement à quelques pas d’eux.
– On dirait que c’est l’animal que nous avons vu la nuit dernière, dit Pathaway.
– Bah ! les ours abondent ici comme les framboises, répondit Nicolas.
– Vraiment !
– Tel que je vous le dis, oui bien ! Ça doit être un jeune, celui-là !
– Il a pourtant l’air bien vieux, dit en riant Pathaway.
– Lui, oh oui ! Je lui ai dit l’autre jour : Va, tu n’es qu’un ours manqué !
Le sourire du chasseur noir se changea en un franc rire que répétèrent les échos des rochers.
– Mais, en effet, ajouta-t-il, il ressemble à votre ours apprivoisé de l’autre soir.
– Vous trouvez ? demanda Nick en appuyant à droite. Du reste, on dirait que c’est lui. Mais non, pas tout à fait, il était pas mal plus gros, pas mal plus gras et bien moins large ; ah ! bien moins large, l’autre, ô Dieu, oui !
– Je vois que je m’étais trompé, dit Pathaway, se pinçant les lèvres pour ne pas s’esclaffer.
Tout en causant, ils débouchèrent dans une vaste clairière où une scène étrange frappa leur vue.
Au centre de cette clairière se trouvait un homme, monté sur un cheval. L’homme avait les mains liées derrière le dos, une courroie de ouatap passée au cou attachée à sa cheville gauche, et de là à sa cheville droite, en glissant sous le ventre de l’animal, qui, fixé lui-même à un poteau par une longue corde, sur un sol complètement dénudé, se tenait la tête basse, et comme épuisé de besoin.
La condition du malheureux cavalier semblait pire encore. À peine pouvait-il supporter le poids de son corps : il chancelait et oscillait en tous sens, à chaque mouvement du quadrupède.
– Ô mon Dieu ! ayez pitié de moi, messieurs ! s’écria-t-il d’une voix éteinte.
– Courage, mon ami ! s’écria Pathaway.
Il s’élança, délia rapidement le malheureux et le plaça doucement à terre.
La faiblesse de cet infortuné était si grande qu’il s’évanouit sur le champ. Nick courut aussitôt à la rivière, puisa de l’eau dans son casque de pelleterie et la rapporta.
– Pauvre, pauvre diable ! marmottait-il, je parierais bien une bonne carabine, contre n’importe quoi, que ces coquins voulaient te faire crever de faim là, avec son cheval, ô Dieu, oui ! Deux belles créatures, cependant, le cheval et l’homme... ils avaient l’air bien attachés l’un à l’autre !
– Comme ils ont dû souffrir ! fit le chasseur noir en baignant d’eau le visage de l’inconnu.
Celui-ci respira.
– Bon, bon, dit Whiffles. Il revient ; c’est moi qui vous le dis. Nous allons le sauver. Enfin, nous n’aurons pas tout à fait perdu notre temps.
En prononçant ces mots, il versait dans le restant d’eau quelques gouttes de whisky et les faisait avaler à l’étranger qui ne tarda pas à reprendre ses sens.
Un biscuit sec, détrempé, acheva de le remettre.
Pendant ce temps, le cheval, délivré de ses entraves, étanchait sa soif à la rivière.
Nick se hâta aussi de lui donner un morceau de biscuit arrosé de whisky.
– Ne me parlez pas de ces animaux à quatre pattes, dit Nick. Ah ! je les ai étudiés, moi, et je les connais. Été, hiver, froid, chaud, neige, pluie, nous avons tout vu ensemble. Et la faim et soif, est-ce que nous ne les avons pas endurées aussi ensemble ?
Frappant sur sa cuisse, il leva les yeux en l’air, d’un air tout satisfait. Une exclamation – son exclamation favorite – acheva sa pensée :
– Ô Dieu, oui !
Pathaway admirait sincèrement Nick Whiffles.
Il y avait en lui tant de bienveillance et de simplicité, et ces vertus font excuser tant de défauts ! « Celui qui ne sent rien pour une bête est une bête lui-même. »
Ainsi pensait au moins le chasseur noir.
– C’est comme ça, dit Nick, semblant répondre à cette réflexion ; l’ami du cheval et du chien est l’ami de tout le monde. Celui qui abuse de l’un ou de l’autre abuse de tout le genre humain. Voilà mon opinion, ô Dieu, oui !
– Mais, est-ce vous, Nick Whiffles ? est-ce vous ou bien ai-je rêvé ? demanda l’inconnu en se frottant les yeux.
– Quoi donc ! Portneuf ! Que diable vous est-il arrivé, mon brave ?
L’autre blêmit. Un frisson courut par tous ses membres. Sa main se porta névralgiquement à son cou sur lequel une raie d’un bleu pourpre indiquait la place de la corde, avec laquelle ses ennemis avaient tenté de l’étrangler insensiblement : car tout mouvement qu’il faisait à droite, à gauche ou en arrière resserrait inflexiblement le nœud.
– Oh ! n’ayez pas peur, dit Nick, en se frottant les mains. Ce chasseur et moi on a entendu parler de votre malheur et on est venu à la vallée du Trappeur tout exprès pour vous secourir, oui bien, je le jure, votre serviteur ! Mais Nannette. Savez-vous que je crains presque de vous en parler ? Ce n’est pas là un sujet bien agréable pour vous, hein ? Mais arrêtez là. Il y a temps pour tout. Vous nous raconterez votre maudite petite histoire quand nous serons sortis de cette diablesse de place ! Pourtant il nous faudra laisser le cheval. Ce n’est pas que ça ne me fasse de la peine, car c’est un bon cheval que le vôtre, Portneuf ; mais il ne serait pas facile de le tirer d’ici, et, si vous m’en croyez, nous l’y laisserons pour le moment.
Le brave Whiffles avait débité ces paroles avec sa loquacité ordinaire et tout en chargeant Portneuf sur ses robustes épaules.
– Mettez-moi à terre, mon ami, dit celui-ci, au bout d’un moment.
– À terre !
– Oui, je crois que je pourrai marcher. Je suis resté longtemps assis, comme vous avez vu, et mes jambes sont engourdies.
Le trappeur se hâta de satisfaire son désir ; mais Portneuf avait trop compté sur ses forces ; car il fut incapable de se soutenir. Aussi, Nick le replaça-t-il bien vite sur son dos.
Ils continuèrent leur marche et quittèrent, sans accident, la vallée du Trappeur perdu.
Nick causait toujours avec la jovialité qu’on lui connaît ; Pathaway semblait enfoncé dans de profondes réflexions, et, de temps en temps, un mélancolique soupir jaillissait des lèvres de Portneuf.
– Oh ! ma Nannette, ma pauvre, pauvre Nannette ! s’écria-t-il tout à coup d’un ton déchirant.
Pathaway, arraché à sa méditation, par ce cri, se retourna à demi et contempla le voyageur.
– Pardon, pardon, mon bon monsieur, dit alors Portneuf ; je braille comme un enfant, mais jamais je ne me suis senti si faible ! jamais ! Puis si vous connaissiez ma Nannette, oh ! si vous la connaissiez !
– C’est vrai ça, dit Nick, en hochant la tête. Mais soyez tranquille, Portneuf ; on fera quelque chose pour elle. Maintenant, toutefois, allons rejoindre Sébastien. Il nous attend et je ne veux pas le laisser dans l’inquiétude. Il est jeune, vous savez, étonnamment jeune ! ô Dieu, oui !
Ils arrivaient alors aux aiguilles de basalte dont nous avons précédemment parlé. Pathaway s’écria soudainement :
– Ah ! toujours cet ours !
En effet, à dix pas devant eux, se tenait un ours qui les regardait curieusement.
Ils avancèrent encore ; et ils n’étaient plus qu’à un ou deux pieds du quadrupède, quand il se leva sur ses pattes de derrière et agita ses pattes de devant d’une façon tout à fait remarquable.
Cette circonstance parut fort extraordinaire à Pathaway. Il allait exprimer son étonnement, lorsque Nick s’écria avec une véhémence qui ne lui était pas habituelle :
– À terre ! couchez-vous dans le fourré !
Et, aussitôt, joignant l’exemple à l’ordre, il déposa son fardeau derrière un gros buisson et s’étendit à côté.
Pathaway l’imita, sans pourtant se rendre compte de ce brusque mouvement.
– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il, quand ils furent cachés.
– Rien, répliqua Whiffles.
– Qu’avez-vous vu ?
– Moi ? rien.
– Mais vous avez entendu quelque chose, poursuivit le chasseur noir, de plus en plus intrigué.
– Non, répliqua Nick dont les yeux interrogeaient avidement l’horizon ; non, je n’ai rien vu, rien entendu. Mais je sais qu’il y a une maudite petite difficulté près de nous. Je puis toujours vous dire quand il y a du danger dans le voisinage, car si ce n’est pas moi qui le devine, un autre le devine pour moi, ô Dieu, oui !
Pathaway leva ses regards vers le rocher où il avait vu l’ours.
Il n’y était plus.
– C’est étrange ! murmura-t-il.
– Chut ! fit Nick, mettant un doigt sur ses lèvres. Un piétinement lointain se faisait entendre. Dix minutes s’écoulèrent sans que nos trois hommes échangeassent une parole.
Le bruit se rapprocha insensiblement et enfin une troupe de cavaliers se montra sur le penchant de la montagne. Ils arrivaient de l’ouest et allaient à l’est, en ligne parallèle avec la vallée du Trappeur.
À mesure qu’ils avançaient leur physionomie frappait d’émerveillement les trois spectateurs. Le personnage plus notoire du groupe était une jeune femme qui montait avec une aisance et une grâce toutes particulières un cheval fougueux.
Elle tenait la tête de la cavalcade. Son costume était pittoresque au possible et seyait bien à la beauté sauvage de l’amazone.
C’était une longue jupe de drap écarlate dont l’éblouissant éclat était encore rehaussé par une bordure noire. Un coquet petit chapeau de velours, ombragé par des plumes rouges, couvrait sa tête. Des gantelets de peau noire emprisonnaient ses mains.
Était-elle jolie ? Le chasseur noir eût été fort embarrassé de répondre, quoique la sveltesse et l’élasticité de sa taille l’eussent charmé de prime abord.
Mais la petite troupe passait à une trop grande distance pour qu’il fût facile de distinguer les traits de l’écuyère. Cependant, soit que Nick eût le nerf optique plus exercé, soit qu’il l’eût naturellement meilleur, soit qu’il connût cette femme, il marmottait de temps à autre avec admiration :
– Belle créature ! belle comme une image ! ô Dieu, oui !
Les gens qui accompagnaient cette héroïne du Nord-Ouest, étaient au nombre de dix à douze. Leur équipement était uniforme. Il semblait qu’ils fussent enrégimentés.
– Qu’en dites-vous, Portneuf ? demanda Nick à son compagnon.
– C’est Carlota, la fille de l’outlaw[25], répondit le Canadien.
– Je m’en doutais, murmura Nick. On voit bien que ce sont des oiseaux de même plumage. Mais alors il doit y avoir une autre entrée à la vallée du Trappeur perdu... une entrée pour les animaux comme pour les hommes.
– Oui, répliqua Portneuf ; et c’est par cette entrée que l’on m’a fait passer. Nous avons suivi ce qu’ils appellent la piste du Trappeur ; puis le diable sait où nous sommes allés !
Carlota et ses compagnons n’étaient plus visibles. Ils avaient disparu derrière un amas de rochers.
Les trois aventuriers se levèrent et se dirigèrent aussi vite que possible vers le campement de Nick où ils arrivèrent, on se le rappelle, peu de temps après le départ de Zene et de Beck. Le lecteur n’a pas, non plus, oublié, que la fin du repas pris par eux et Sébastien dans la cabane du trappeur, fut troublée par les abois d’Infortune et de Maraudeur.